(Par Jean-Marie Klinkenberg)
Cette énergie habitait aussi ses convictions. Des convictions, c’est peu dire que De Donder en avait. Et c’est dire moins encore qu’il ne les cachait pas : il les proclamait, il les exhibait, il les arborait (et dans ma tête, Brassens fredonne avec pertinence : « …plus ostensiblement,/ Comme un enfant de chœur porte un saint sacrement »). Le monde était limpide, à l’époque, clairement divisé entre deux empires, celui du bien et celui du mal. Et De Donder avait choisi de servir celui du bien : dieu, roi, patrie (mais que dis-je, là, moi ? ou plutôt qu’écris-je ? Autant pour moi : Dieu, Roi, Patrie…).
Peut-être est-ce à ce moment que j’ai appris la dissimulation, rempart des minorités. Quoique je n’aie jamais su quel camp avait choisi mes parents, je savais déjà vaguement que je n’appartenais pas clairement à celui des léopoldistes. Et je savais, tout aussi vaguement, que la chose n’était pas bonne à dire. A peine osais-je avouer que chez moi on ne lisait pas La Libre Belgique, « le seul journal que lisent les bien-pensants ! », mais La Cité, dont le caractère chrétien ne pouvait en aucune manière absoudre le caractère syndical. Mais en matière de presse, le Grand Satan, c’était le Pourquoi pas ?, que j’eus quelques fois en mains, déçu de ne pas le découvrir aussi sulfureux que je le redoutais/espérais. Jupiter tonnait régulièrement contre cet hebdomadaire : « Demander ‘pourquoi pas ?’, c’est lâche ! La seule vraie question à poser est : ‘pourquoi’ ? ».
Aujourd’hui, je pense comme Louis De Donder, mais pour des raisons qui ne sont sans doute pas les siennes : la seule question qu’il faut inlassablement poser est : « pourquoi » ?
Les convictions fermes n’excluaient pas l’émotion. Nous étions au début novembre 1956. De Donder nous donnait un cours de vocabulaire, un de ceux que j’écoutais le plus volontiers. Il énumérait les synonymes de « détester » (exécrer, abhorré, honnir…) lorsque quelqu’un — un rhétoricien sans doute : on les formait ainsi à prendre la parole en public — pénétra dans la classe, et nous informa de l’entrée des troupes soviétiques à Budapest. (On se tromperait si l’on croyait qu’à l’époque, le monde et l’école étaient séparés : ma surprise fut grande, à l’université, de constater que j’étais le seul à avoir eu un cours d’histoire contemporaine qui n’avait pas boudé le contemporain. Et si mon prof fit la moue lorsqu’en octobre 1961 je lui proposai de consacrer mon grand exposé de l’année au Mur de Berlin, érigé au mois d’août, ce n’est pas parce qu’il pensait que c’était trop actuel : c’est parce qu’il avait peur qu’au mois de mai, pour lequel mon travail était programmé, ce ne soit « de la moutarde après souper ». Petite erreur de prévision, qu’on peut pardonner à celui qui fut le plus clairvoyant de mes maitres). Lorsque le rhétoricien sortit de la classe, le silence se fit. Louis De Donder retourna à l’estrade et, nous tournant le dos pour qu’on ne vît pas l’émotion que sa voix trahissait de toute manière, il énonça : « L’occupation soviétique en Hongrie est exécrée, abhorrée, honnie… »
Cette énergie se traduisait enfin dans la colère. On a volontiers dit que Zeus (Zeus Terpichéraunos, qui aime manier la foudre, Zeus Maïmaktès, qui souffle la tempête) jouait la comédie. Que son ire (allez, assez de latin et de grec, et osons le mot : ses pétages de câble) n’étaient que les moments d’un rite maîtrisé et prévisible.
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