Ci-contre : Louis De Donder prenant son repas de midi dans l'un des parloirs (au rez de chaussée, à droite dans le couloir du bâtiment des Pères - vous vous souvenez ?). A gauche sur l'image, le jeune homme souriant est Herman Scholzen, instituteur, résidant au Collège comme Dedon. Le monumental (et sans doute intransportable) buffet se trouve encore dans cette pièce en 2009, paraît-il. Qui peut dater cette photo ?
"Je sais que Louis est né en 1913, comme ma mère. Il aura une sœur et un frère, décédés tous deux avant lui. Il doit avoir fait ses humanités gréco-latines à Fleurus (je crois) où il sera condisciple de Léopold Baumal, futur jésuite, qu’il retrouve comme collègue à Verviers en 1959. Je sais qu’il a pris des leçons particulières avec un prof de math, car il m’a dit que ce professeur lui disait souvent : « Mais enfin, Louis, tu confonds toujours (a + b)² et a² + b² ! » De cette époque date sans doute son dégoût pour les maths qui se muera en mépris : Jean Gillot (son ancien élève en 6e Latine B) m’a raconté que quand De Don entrait en classe après un cours de math, il demandait aux élèves d’ouvrir les fenêtres pour faire partir tous ces relents de mathématiques. Je vois d’ici son air dédaigneux.
Après sa rhétorique, il entre au séminaire diocésain. Il n’ira pas jusqu’au bout, son virus de la lecture l’a déjà contaminé et son esprit d’indépendance lui fera lire de « mauvais auteurs » comme François Mauriac, considéré aujourd’hui comme un auteur chrétien... Mais il était plus que déconseillé à l’époque. Ce sera le motif officiel de son renvoi.
Plus tard, il aura le culot d’aller frapper à la porte de l’écrivain à Paris. Il sera reçu par Mauriac en personne et Louis lui racontera son motif de renvoi, ce qui n’étonnera pas l’écrivain, au courant des agissements des séminaires catholiques de son temps."
François Charles Mauriac, né le 11 octobre 1885 à Bordeaux et mort le 1 septembre 1970 à Paris.
"Après le séminaire, Louis entre comme professeur au collège de Bonne-Espérance à Vellereille-les-Brayeux, puis chez les jésuites au collège Saint-Paul de Godinne, où il n’y a que des internes. Dans ce collège huppé, où les fils d’ambassadeurs étrangers côtoient les héritiers mâles de la haute volée belge, il se rapprochera encore en pensée (comme sa mère, paraît-il) de cette aristocratie, dont il a les manières à défaut d’en avoir les moyens. Plus tard, il tombera littéralement amoureux de la princesse Paola. Il aura comme élève, entre autres, le petit Jacques Misson, fils de notaire, son futur recteur à Saint-François-Xavier à Verviers de 1967 à 1969.
La guerre va l’arracher à son cher collège. Mobilisé, il participe à la campagne des 18 Jours.
Le 28 mai 40, le roi capitule et Louis, comme tous les soldats belges, prend le chemin de l’Allemagne comme prisonnier de guerre. N’étant pas Flamand, il en aura jusqu’au milieu de 1945 avant de revoir sa patrie. Il se retrouve alors dans la région de Hambourg avec des compatriotes, des Français et des Polonais. Là-bas, son statut d’enseignant et la confiance de ses camarades le désigneront comme porte-parole de ses copains d’infortune. Tous les matins, il quitte le camp pour aller travailler dans une ferme où on appréciera sa serviabilité et ses progrès en allemand, qu’il se met à étudier frénétiquement. Il quittera l’Allemagne en parlant couramment la langue de Goethe.
J’ai rencontré en 1966, à Saint-Michel, un de ses camarades prisonniers, M. Ernst, un surveillant d’une gentillesse rare. Il m’a confié que, durant les premiers mois de captivité, son copain Louis avait convaincu les autres prisonniers de dire le chapelet tous les jours, pour la patrie et pour son roi. La longueur de la captivité aura raison de leurs élans de piété. Le mal du pays remplacerait-il l’amour de la patrie ?
C’est alors que je me rappelle mon prof d’histoire de 6e Latine. En quittant enfin l’Allemagne pour retrouver le sol natal, ces soldats belges, libérés mais pas encore libres, durent transiter par les Pays-Bas – détour insupportable – avant d’arriver en vue du territoire national. « Imaginez notre impatience, racontait M. De Donder. Tous aux fenêtres des wagons, guettant le premier signe de la terre de nos aïeux, de notre Belgique, nous découvrons, euphoriques, des… vaches, oui, mais des vaches belges ! Alors, d’un seul élan, nous nous mettons à vociférer d’un même mouvement de l’âme [De Donder hurlant littéralement] : Des vaches belges, des vaches belges ! Et nous nous embrassons, ivres de joie. »
C’est une véritable révélation pour les potaches que nous sommes alors d’imaginer des hommes s'embrassant : nous n’avions pas encore découvert le football spectacle et ses débordements hystériques.
Mais revenons au parcours de Louis. Il réintègre donc son collège de Godinne et reprend ses cours. Mais c’est un autre homme."
Le Prince Charles, Régent.
"La question royale divise alors le pays « dirigé » par le prince Charles (« l’ignoble régent ! »), frère du Roi (avec une majuscule pour parler de Léopold III) en exil en Suisse. Charles est régent du Royaume depuis la déportation de Léopold III en Allemagne en 1944. Louis est résolument léopoldiste (donc pour le retour de Léopold III en Belgique où il devrait reprendre ses prérogatives), comme la majorité des catholiques belges, en particulier les Flamands. La Wallonie, majoritairement socialo-communiste avec Spaak comme tribun, est contre ce retour. Mais son recteur de l’époque s’affiche comme anti-léopoldiste, soit contre le retour du Roi en Belgique. Le torchon brûle entre ces deux fanatiques et le Provincial, mis au courant, décide d’écarter M. De Donder le temps de lui trouver une place dans un autre collège jésuite.
En attendant, Louis sera secrétaire particulier du Provincial ! Après deux ou trois mois de secrétariat, une place se crée au collège Saint-François-Xavier de Verviers. Nous sommes en 1950. C’est ainsi que M. De Donder échouera dans notre Collège, où il ne connaît personne, pour y passer 27 ans comme professeur de 6e Latine puis de 4e Latin-Grec. Il donnera des cours de français, de latin, de grec, d’histoire et même de néerlandais. Il sera interne au Collège, ne retournant dans sa Thudinie natale que le samedi pour un court week-end. Chaque année, il partait en vacances avec le curé de sa paroisse et sa sœur, qui était la bonne du curé. Il lui arrivait de tester l’acoustique d’une cathédrale visitée en chantant à pleins poumons le Credo en grégorien. Sa sœur et le curé ne savaient où se cacher...
Il quittera le titulariat de 6e Latine B – où il était l’alter ego de M. Jacques Martiny – pour celui de 4e Gréco-Latine vers 1970. Il connaîtra les recteurs Plaquet, Derouau, Coméliau, Nachtergaele, Misson, Capelle et Lefèbvre (que l’on voit sur une autre photo de ce blog). Durant toutes ces années, il restera locataire de la même chambre, au troisième étage du Collège, côté cour. Ce local confiné sera rapidement envahi par ses innombrables livres."
Jacques Martiny et sa classe de 1972-73.
Une autre photo de lui, plus ancienne, est disponible dans le message "La communauté éducative, vers 1958" mis en ligne le 24/7/09.
De gauche à droite :
- 1er rang: Jean-Marie Boland, François-Luc Montulet, Alain Latour, Jacques Martiny (+), Serge Henkens, Vincent Dechêne, Jean-François Hannotte.
- 2e rang: Xavier Bodart, Pierre Dethier, Marc Pasteger, Jean-Luc Fransen, André Lieutenant, Jean-Pierre Piret, Alain Degen, Jean-François Verlegh.
- 3e rang: Michel Grau, Benoît Jeangette (+), Franck Dejardin, Gérard Pirlet, Guy Carrano, Dominique Dethioux, Philippe Petit Jean.
- 4e rang: Jean-Louis Raxhon, Jean-Paul Adam, Marc Gérard, Pascal Meessen, Patrick Moyano.
"Voisin de palier de deux jeunes collègues germanophones de Primaire : Helmut Breuer et Herman Scholzen, Louis jouera pour eux le rôle d’un grand frère cultivé mais désordonné. Herman lui fait son lit tous les jours et lui vide ses cendriers : Louis s’en prétend incapable. Son collègue et ami Jacques Florence (prof de gym) se charge, avec son épouse, de rafraîchir cette chambre qui vire au taudis. Elle n’est pas terminée de deux jours qu’elle reprend ses airs de capharnaüm. Il m’avouera à l’âge de 65 ans ne jamais avoir ouvert une de ses deux fenêtres, bloquée depuis son arrivée. Ce personnage haut en couleur, pétri de culture, aime s’habiller élégamment, mais n’entretient pas ses vêtements. Il marche avec des souliers de prix sans s’apercevoir qu’après un certain temps, la semelle est trouée, et tout à l’avenant. C’est pratiquement un cerveau sur pattes. Mais il sait être charmeur avec les dames et volontiers blagueur. Et ses colères sont aussi terribles que courtes.
Il a très tôt une voiture, dont il fait profiter ses voisins de palier, surtout pour aller à Aix-la-Chapelle. Une nuit, revenant de Paris avec des amis, il tombe en panne d’essence. Arrivé devant une station fermée, il tambourine jusqu’à ce que le pompiste, furieux, lui ouvre, et il l’engueule pratiquement d’avoir mis tant de temps à se réveiller. Ambiance ! Il agit curieusement comme un enfant gâté auquel tout est dû.
Il a des fins de mois difficiles, mais oublie d’avertir quand il ne prend pas le dîner au collège. Le Père Econome Wey lui compte alors ce repas. Louis s’en aperçoit et va négocier sa réduction. Le père Wey refuse, Louis insiste : refus confirmé. De guerre lasse, De Donder sort en maugréant. Il ferme la porte puis la rouvre instantanément pour lui hurler, vindicatif, un mémorable « Merci, prêtre de Dieu ! ». Non, ce n’est pas un hôte commode. Pourtant, il est régulièrement invité par des parents d’élèves fortunés ; ça se faisait régulièrement avec les enseignants célibataires. C’était une sorte de récréation charitable que les grands bourgeois s’offraient à l’occasion. Alors, Louis brillait de mille feux, son côté aristo reprenant le dessus. Ça ne l’empêchait pas, le lendemain, de reprendre les cours avec l’ardeur et l’enthousiasme que la profession exigeait, du moins dans son esprit. On le voyait ainsi chaque année jouer de façon réaliste l’arrivée du soldat de Marathon ayant couru sans désemparer les 42 km qui le séparaient d’Athènes pour annoncer, dans un dernier souffle, la surprenante victoire hellène aux Athéniens qui n’y croyaient plus : De Don s’effondrait alors sur l’estrade et demeurait immobile, mort comme le soldat après avoir fait son devoir surhumain. Voilà un des nombreux épisodes classiques qui émaillaient son cours pour le plus grand bonheur des adolescents qui, pour la plupart, lui vouèrent en silence un véritable culte.
Sa fin de vie fut tristounette. Quittant le collège quelques mois après ses 65 ans en abandonnant la plupart de ses livres chéris, il regagne à Thuin ses pénates fort peu confortables, quasi adossés à un rocher suintant. Il retrouve pour très peu de temps sa sœur qui, en quittant ce monde, le laissera définitivement seul.
Le voilà donc abandonné de tous, ou presque. Je lui avais, comme d’autres, conseillé de rester à Verviers, où il connaissait tant de monde, plutôt que de retourner dans sa ville natale qu’il avait somme toute quittée depuis 1950. Las ! Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas.
La maladie s’attaque à une de ses jambes qu’on lui ampute en plusieurs épisodes douloureux ; comme d’autres, il continuera de se plaindre de douleurs à ce membre manquant. Il est désormais dans une maison de retraite à Lobbes, près de Thuin. Je le verrai quelques fois à Lobbes. Je me souviens particulièrement d’un appel téléphonique particulièrement dramatique dans sa concision : « Jean, viens ! ». Persuadé qu’il était à toute extrémité, je suis parti pour Lobbes séance tenante. Son sourire accueillant et reconnaissant m’a récompensé et rassuré pour quelque temps. Heureusement, il m’a confié que certains de ses anciens élèves venaient lui rendre visite de temps à autre : qu’ils sachent que cela lui faisait un immense plaisir.
Réduit à se mouvoir en chaise roulante, il n’aura plus comme interlocuteur intermittent que la sœur directrice qui avait compris son désarroi. Le 21 juillet 1995 (triste fête nationale pour cet ancien combattant), il s’éteignit à tout jamais.
J’étais à ce moment parti en vacances. En rentrant chez moi, j’ai appris son décès par une lettre de la directrice de la maison de retraite, qui avait tenté vainement de m’appeler par téléphone."
Jean Janssen (le 15 juillet 2009)